Éditorial ― Tirer des leçons du passé pour remédier aux obstacles juridiques, sociaux et structurels à la riposte au VIH

Luisa Cabal et Patrick Eba

Le premier numéro spécial sur le VIH et les droits de l’homme publié par cette revue en 1998 mettait en lumière de nouvelles préoccupations au sujet de la vulnérabilité au VIH, à savoir que les obstacles structurels, juridiques et sociaux se trouvaient au cœur même de cette vulnérabilité.1 Le numéro spécial attirait l’attention sur les problèmes et les violations des droits de l’homme auxquels sont particulièrement confrontés les femmes, les homosexuels, les hommes qui ont des rapports sexuels avec des hommes, les personnes qui utilisent des drogues et les personnes handicapées, et soulignait l’importance de se pencher sur ces problèmes.2 Près de 20 ans plus tard, l’épidémie mondiale de sida et notre riposte à cette épidémie ont connu des évolutions et des progrès majeurs. En 1998, moins de 500 000 personnes dans le monde avaient accès à la thérapie antirétrovirale. De nos jours, 21 millions de personnes bénéficient d’une thérapie antirétrovirale hautement active, la majorité d’entre elles vivant dans des pays à revenu faible ou intermédiaire.3 Nous disposons aujourd’hui d’une meilleure compréhension de l’épidémie et des approches et outils nécessaires pour que la prévention, le dépistage, le traitement et les soins liés au VIH soient efficaces.

Toutefois, bon nombre d’obstacles sociaux et structurels et d’obstacles relatifs aux droits de l’homme décrits dans le numéro spécial de 1998 continuent d’entraver la riposte au VIH. En effet, la riposte aux déterminants qui continuent d’alimenter l’épidémie chez les plus marginalisés n’a pas bénéficié d’un engagement et d’un courage proportionnels à ceux qui ont permis la réalisation de progrès historiques dans l’expansion de l’accès au traitement.

Ce numéro spécial publié en décembre 2017 propose des observations critiques sur le passé, le présent et l’avenir des droits de l’homme dans le cadre de la riposte au VIH et des efforts pour améliorer la santé de tous en vertu des Objectifs de développement durable. L’histoire de la riposte au VIH est marquée par des victoires âprement remportées en matière d’inclusion, de droits de l’homme et de responsabilisation. Le monde prend de plus en plus conscience qu’il est impératif de s’attaquer aux obstacles juridiques, sociaux et structurels à cette riposte. Toutefois, cette prise de conscience ne se traduit pas souvent par la prise de mesures concrètes de la part des gouvernements et autres responsables. Comme le soulignent Jamie Enoch et Peter Piot (l’ancien directeur exécutif de l’ONUSIDA), il n’y a aucune « évolution garantie » vers un meilleur respect des droits des personnes vivant avec le VIH et des populations clés, en particulier dans un climat mondial d’indifférence, d’hostilité et de contestation des droits de l’homme.

La stigmatisation et la discrimination liées au VIH restent répandues. Près de quatre décennies après le début de l’épidémie, quelque 35 pays, territoires et zones imposent encore des restrictions à l’entrée, au séjour et à la résidence de personnes vivant avec le VIH. Jessica Keralis analyse la situation juridique et sociale en République de Corée et montre que les restrictions de voyage liées au VIH perpétuent la stigmatisation, violent les droits de l’homme et entravent la riposte au VIH. Les segments les plus vulnérables de la société étant les plus touchés, l’épidémie a dès le début mis en lumière le coût humain de l’exclusion. Les personnes qui s’injectent des drogues courent 36 fois plus de risques de contracter le VIH que les adultes de la population générale.4 Les hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes et les professionne(le)s du sexe sont respectivement 22 fois et 10 fois plus susceptibles de contracter le VIH.5 Les femmes transgenres sont 49 fois plus susceptibles de vivre avec le VIH.6 La prévalence du VIH parmi les détenus est cinq fois plus élevée que dans la population générale.7 L’inégalité entre les sexes et le faible statut socioéconomique des femmes et des filles dans de nombreuses régions du monde contribuent à leur vulnérabilité à l’épidémie.

Carmen Logie et al. décrivent les défis auxquels sont confrontés les homosexuels, les hommes qui ont des rapports sexuels avec des hommes et les femmes transgenres en Jamaïque. Tingting Shen et Joanne Csete abordent les violations des droits de l’homme et les obstacles à l’accès aux services de santé auxquels sont confrontés les professionnel(le)s du sexe en Chine ― des violations et des obstacles qui comportent de nombreuses facettes. Dans le cadre de ces deux articles, les auteurs ont utilisé des méthodes de recherche qualitative, telles que des entrevues auprès d’informateurs clés, des enquêtes et des groupes de discussion, qui leur ont permis de documenter les réalités vécues par les populations touchées. Mais surtout, ces articles documentent les impacts sur la santé et sur le VIH du harcèlement, de la violence et des autres violations des droits de l’homme commises par la police. Le fait d’utiliser la possession de préservatifs comme moyen de preuve pour arrêter et traduire en justice les professionnel(le)s du sexe, comme décrit par Shen et Csete, est une manifestation éloquente d’une application punitive de la loi qui menace la santé et mène à des violations des droits de l’homme.

Outre les conséquences négatives de la profonde discrimination qui s’exerce à l’encontre des populations clés, l’inégalité entre les sexes et la discrimination à l’égard des femmes ― souvent entremêlées à d’autres formes de discrimination ― compromettent les progrès de la riposte au VIH. Luisa Orza et al. et Terry McGovern et al. soulignent la plus grande vulnérabilité des femmes et des filles, qui demeure très préoccupante. Les jeunes femmes et les adolescentes font l’objet d’une vulnérabilité accrue au VIH, 7 000 jeunes femmes (âgées de 15 à 24 ans) contractent le VIH chaque semaine.8 Dans certaines régions, les femmes qui ont fait l’objet de violences physique ou sexuelle de la part de leur partenaire intime sont 1,5 fois plus susceptibles de contracter le VIH.9 Chez les femmes séropositives, la violence entre partenaires intimes peut entraîner une diminution de l’utilisation et de l’observance de la thérapie antirétrovirale ainsi qu’une augmentation de la charge virale.10 Michael L. Scanlon et al. expriment de graves inquiétudes à l’égard de la faible priorité qui est accordée à l’accès des enfants à la thérapie antirétrovirale, notant que cela contrevient aux principes fondamentaux des droits de l’homme. Comme le soulignent plusieurs auteurs dans ce numéro spécial, ces défis surviennent dans un contexte de contestation des droits de l’homme et de diminution du financement dédié au VIH et aux approches de riposte à l’épidémie fondées sur les droits de l’homme. En outre, ces défis sont aggravés par les restrictions de nature politique et juridique auxquelles font face les organisations de la société civile.

D’immenses progrès scientifiques et médicaux ont eu lieu. Toutefois, la stigmatisation et la discrimination persistantes ainsi que les défis émergents relatifs aux droits de l’homme sont la preuve que les traitements ne seront pas à eux seuls suffisants pour enrayer l’épidémie de VIH. L’augmentation des efforts pour remédier aux violations des droits de l’homme devrait être considérée comme prioritaire, tout comme les engagements visant à élargir la portée des services de prévention, de traitement et de soins. Ce numéro spécial décrit certaines approches fondées sur les droits qui sont essentielles à l’avancement des protections offertes ainsi que des services de santé et de riposte au VIH étayés par des données probantes.

Plusieurs articles soulignent l’importance de l’accès à la justice pour protéger les droits de l’homme et garantir la responsabilisation à l’échelle nationale, régionale et mondiale. R. Taylor Williamson et al. décrivent le rôle de la commission ghanéenne des droits de l’homme dans le traitement des violations des droits de l’homme dont les personnes vivant avec le VIH et les populations clés font l’objet. Ces auteurs rappellent ainsi le rôle que peuvent jouer les institutions nationales dans la promotion des droits de l’homme, y compris en matière de VIH. De même, Jessica Keralis souligne l’importante contribution des mécanismes nationaux et internationaux de protection des droits de l’homme aux efforts de contestation des restrictions de voyage liées au VIH en République de Corée.

Comme l’ont souligné Ralf Jürgens et al., des initiatives novatrices lancées par des bailleurs de fonds tels que le Fonds mondial dans le but de promouvoir la portée des programmes relatifs aux droits de l’homme décrits par l’ONUSIDA et approuvés par les membres des Nations Unies pourraient donner une forte impulsion aux interventions contre la stigmatisation et la discrimination et améliorer l’accès à la justice.

Tomas A Chang Pico et al. offrent un cadre novateur de transparence, de responsabilisation et de participation qui va au-delà du VIH et de la santé. En effet, ces auteurs traitent de considérations plus larges de gouvernance inclusive, lesquelles sont essentielles à la promotion de la justice sociale. En outre, Scanlon et al. étudient la terminologie et les outils qui émanent du droit de bénéficier du progrès scientifique, les présentant comme des solutions potentielles aux difficultés d’accès aux traitements. L’intégration des droits de l’homme et de la participation communautaire dans les normes et la procédure de certification de l’élimination de la transmission mère-enfant, telle que décrite par Eszter Kismödi et al., illustre de quelle façon l’engagement stratégique de la société civile peut contribuer à placer les droits de l’homme au cœur de la pratique mondiale en matière de santé. Ceci permet de tirer des enseignements importants qui pourront servir aux procédures de certification relatives à d’autres maladies à l’heure où naît un discours sur le contrôle et la transition de l’épidémie du VIH.

Ces innovations conjuguées témoignent de la résilience et de la créativité des acteurs impliqués dans la riposte au VIH. Les activistes de la riposte au sida reconnaissent depuis longtemps que le VIH dépasse le simple cadre de la santé et que la santé ne s’arrête pas à de simples pilules. Le cadre transformateur et intégré des Objectifs de développement durable (ODD), ancré dans la primauté du droit, l’égalité et l’engagement à ne laisser personne pour compte, promet de s’attaquer aux causes profondes de la vulnérabilité au VIH et aux obstacles aux services de santé. Toutefois, comme McGovern et al. le font remarquer, le respect des promesses des ODD dépendra de la mise en œuvre de mécanismes permettant de suivre efficacement les progrès accomplis au moyen de données ventilées, inclusives et fondées sur les droits qui témoigneront de résultats évidents et positifs pour tous.

Remerciements

Nous remercions Mariangela Simao, Shane Hebel, Eimear Farrell et Jaime Heidenreich pour leur aide et leur soutien.

Luisa Cabal est conseillère spéciale aux droits de l’homme et en genre à l’ONUSIDA, le Programme commun des Nations Unies sur le VIH/sida.

Patrick Eba est conseiller principal aux droits de l’homme et à la législation à l’ONUSIDA, le Programme commun des Nations Unies sur le VIH/sida.

Veuillez adresser vos correspondances à Patrick Eba. Adresse e-mail : ebap@unaids.org.

Références

  1. Gruskin, J. Mann, et Daniel Tarantola, « Special focus: HIV/AIDS and human rights » Health and Human Rights Journal 2 (1998).
  2. Ibid
  3. ONUSIDA, « L’ONUSIDA révèle que près de 21 millions de personnes séropositives sont désormais sous traitement » 20 novembre 2017. En ligne : http://www.unaids.org/fr/resources/presscentre/pressreleaseandstatementarchive/2017/november/20171121_righttohealth_report.
  4. Analyse spéciale de l’ONUSIDA, 2017.
  5. Analyse spéciale de l’ONUSIDA, 2017 ; ONUSIDA, « Prevention Gap Report », 2016. En ligne : http://www.unaids.org/sites/default/files/media_asset/2016-prevention-gap-report_en.pdf.
  6. Ibid


  7. Fleischman et K. Peck, « Addressing HIV Risk in Adolescent Girls and Young Women, » avril 2015. En ligne : http://strive.lshtm.ac.uk/system/files/attachments/Addressing%20HIV%20Risk%20in%20Adolescent%20Girls%20and%20Young%20Women%20CSIS%20Report.pdf.
  1. ONUSIDA, (voir note 5).
  2. OMS, Département Santé et Recherche génésiques, London School of Hygiene and Tropical Medicine, South African Medical Research Council, « Global and regional estimates of violence against women: prevalence and health effects of intimate partner violence and non-partner sexual violence, » 2013. En ligne : http://www.who.int/reproductivehealth/publications/violence/9789241564625/en/.
  3. M. Hatcher, E.M. Smout, J.M. Turan, N. Christofides, et H. Stöckl, « Intimate partner violence and engagement in HIV care and treatment among women: A systematic review and meta-analysis,» SIDA, 29/16 (2015), pp. 2183-2194.